12/04/2008

Vietato introdurre biciclette (Julio Cortazar)

Dans les banques et autres maisons de commerce de ce monde, on se fiche éperdument que vous entriez avec un chou-fleur sous le bras, ou un toucan, ou encore en tirant de votre bouche, comme une ficelle, les chansons que ma mère chantait, ou bien en tenant par la main un chimpanzé vêtu d’un tricot rayé. Mais que quelqu’un s’avise d’entrer avec une bicyclette et il déchaîne l’indignation générale: le véhicule est vilement expulsé tandis que son propriétaire est l’objet de vives remontrances.

Pour une bicyclette, être docile et de maintien modeste, ces écriteaux qui l’arrêtent dédaigneusement au seuil des belles portes de verre de la ville sont une véritable gifle et un affront certain. On sait que les bicyclettes ont essayé de toutes les façons de remédier à leur triste condition sociale. Mais dans tous les pays du monde sans exception, il est défendu d’entrer avec des bicyclettes. Certains ajoutent “ou des chiens”, ce qui augmente chez la gent vélocipédique et canine la tendance au complexe d’infériorité. Un chat, un lièvre, une tortue peuvent en principe entrer dans les études des avocats de la rue San Martin sans provoquer autre chose que de la surprise et un grand ravissement parmi les standardistes empressées ou, au pis-aller, l’ordre au portier de jeter à la rue les susdits animaux, chose qui peut arriver mais n’est pas humiliante, d’abord parce que ce n’est qu’une possibilité entre mille et ensuite parce qu’elle n’est que l’effet d’une cause et non une froide machination préétablie, horriblement gravée sur des plaques de bronze ou d’émail, tables de la loi inexorables qui écrasent la naïve spontanéité des bicyclettes.

Attention, patron! Les roses aussi sont ingénues et douces, mais peut-être avez-vous entendu parler d’une guerre des Deux-Roses où moururent des princes qui étaient comme des éclairs noirs, aveuglés par des pétales de sang. Il ne faudrait pas que les bicyclettes se réveillent un beau matin couvertes d’épines, que les pointes de leur guidon poussent et chargent contre vous, que cuirassées de fureur elles se lancent par milliers contre les vitres des compagnies d’assurance et que ce jour néfaste se termine par une baisse générale des actions avec deuil de vingt-quatre heures et faire-part encadrés de noir.

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