11/14/2006

Eugénisme.

Un bouquin, ça devrait toujours commencer comme ça, un peu à l’aveuglette. Les aveugles seraient rois, dans ce monde fantastique, car ils échapperaient plus facilement à la dictature visuelle. Ils ne seraient, en fait, ni rois, ni princes, ni courtisans, ou entrepreneurs. Ils écouteraient davantage…

… et liraient du bout des doigts.

Toute une aventure.

Je m’appelle Eugène et parfois, lorsque je le répète suffisamment, je trouve ça affreusement laid. Essayez, pour voir, ça fonctionne avec pratiquement tous les mots. Labeur. Chômage. Incandescence. Bénitier. Pompadour. Sarcophage. C’est tout à fait non spécifique aux catégories et aux champs lexicaux. Personne à l’Académie n’a jamais osé poser sérieusement la question. Pourtant…

Il y a des jours, comme celui-ci, où je me demande vraiment où je m’en vais. En l’occurrence, ce livre s’adresse à tous les Perdus du monde, qu’ils le soient parce qu’ils appartiennent à une génération perdue, comme la mienne, ou simplement parce qu’ils n’en ont pas encore complètement marre de s’énerver sur les mêmes questions, incessamment. Parce que s’il y a bien quelque chose que vous devez savoir, c’est que ma perdition, elle, est spécifique. Elle tourne en rond, en quelque sorte. Mais pas vraiment. C’est plutôt un parcours, un cheminement polygonal qui, inévitablement, revient au point de départ. Cherchant la limite à l’infini, on fini par ne s’approcher de rien…

J’écris pour les insomniaques, les fous, les schizophrènes et les intellos. Et pour bien d’autres catégories, même que j’écris davantage pour ceux que je ne saurais nommer que pour ceux que je réussis à identifier.

J’ignore.

C’est mon premier postulat.

À vrai dire, je ne sais pas trop à quels ensembles de critères je puis m’associer d’emblée. Car pour cela, il faut préjuger. Et, selon ceux qui m’enseignèrent le savoir-vivre toute ma petite enfance durant, le préjugé est mal. Jugement moral un peu étrange. Un peu simpliste aussi. Le « pré jugement » n’est néanmoins pas un objet qu’on devrait bannir à tout prix. Les cigarettes non plus.

Parce qu’à force de ne plus préjuger, on finit par ne plus juger du tout. Si tout est permis, alors rien ne sert à rien et puis, on baigne soudainement en plein nihilisme. Par défaut.

Les relativistes sont tous des nihilistes déguisés : ils choisissent tout bonnement de sourire.

J’ai dit que je m’appelais Eugène. « What’s in a name? », disait l’autre. Elle était jolie. Mais j’ai horreur du mélodrame.

J’en ai contre la médiocrité quotidienne de ceux qui se font un point de s’enfoncer toujours davantage. Ai-je raison?


Cela dit, je crois que je suis officiellement un produit de la post-modernité. Il faudrait voir avec un historien de l’art. Et avec un médecin biologiste, aussi, pour ce qui est de la question du produit. Il y en a aussi pour parler de modernité « liquide ». Ouh!

Bref, tous les matins, je me lève, je mange, je fume, je bosse et je baise dans la post-modernité. Je ne sais pas trop si l’ordre a une importance. Je vous laisse le soin de le déterminer.

Avouez quand même que c’est étrange. Après avoir vécu toutes ces années, qu’on me dise que je fais tout ça dans la même ère que celle qui m’a vu naître. J’avoue franchement qu’à mes yeux, bien des choses ont changé. On oublie parfois que passer du biberon à la paille ne soulève pas les montagnes.

Arrêtons de segmenter, donc, et venons-en au vif du sujet. Si j’ai commencé, ce n’est certes pas pour vous faire entendre ad nauseam mes pensées les plus disparates sur des sujets sans importance. Si je m’appelle Eugène c’est qu’un jour, dans la post-modernité débutante (il faut bien situer ce courant – qui perdure depuis des décennies et que je lie par pur plaisir à l’évolution du corps et de l’esprit humain – dans une certaine forme de chronologisme, sans quoi il perd énormément de sa qualité en tant que marqueur historique ponctuel), deux êtres se sont donné la peine – ou le plaisir – de concevoir que je puisse exister. Ils m’ont conçu, aussi, mais c’est tout à fait dénué d’intérêt.

J’emmerde les freudistes et les jungiens…

Passons.

Ce livre se veut un recueil de pensées, mais dont l’évolution doit arborer un semblant de linéarité. On me confie que le lecteur – la lectrice – préfère le cousu au décousu, le fignolé au défignolé, et la structure au chaos. C’est pourquoi, eux aussi, se lèvent, mangent, fument, bossent et baisent. La plupart d’entre-vous, certainement, a trouvé un ordre à cette petite liste. Je m’en fous.

La quête du n’importe quoi n’est donc pas chose facile à entamer. C’est qu’il appert, je l’ai déjà mentionné, qu’indépendamment de la liberté d’expression, du franc parler et du relativisme doux, il faut avoir une direction. Un sens. Un motif valable pour continuer d’évoluer. Pour continuer d’écrire, surtout. Et la post-modernité vieillissante, si elle nous offre tout un amalgame d’options parmi lesquelles choisir, nous donne, justement, tout un amalgame d’options parmi lesquelles choisir. Cela oblige au choix. Et le choix, on ne le dira jamais assez, est le propre de cette ère qui se révolutionne elle-même.

Je frise le sophisme. Mais pas encore assez.

Comment devient-on, ou reste-t-on perdu, alors? Quand la forêt de l’existence vous offre partout des portes de sortie vers des prés toujours plus verts, quand la marée ascendante se propose de vous porter toujours vers de nouveaux rivages, plus élevés, plus blancs, comment se perd-t-on? On se lève, on mange, on fume… Il ne faut donc pas être bien pour se perdre.

Étranges prédispositions. À ne pas préjuger.

Pas très bien, c’est le propre des matins. Il n’y a pas que moi pour vous le dire. Eugène se perd surtout le matin. Vous imaginez, quand on se perd dès le début, ce que la suite nous réserve…

J’étais voué, on dirait, à m’égarer. Un nom de famille avec trois « i », vous connaissez? Eugène C. C’est un peu italien. C’est un nom inventé, vous l’aurez deviné. Beaucoup de noms sont inventés. Les circonstances varient, toutefois. Je me lève, parfois… Je suis assis devant un bureau plein de paperasse, un ordinateur plein de webmestres, un téléviseur plein d’images en mouvement. Les ondes me traversent, partout. Je tends l’oreille, sortant de ma torpeur. C’est inhabituel, j’ai oublié de mettre de la musique. C’est donc vrai. Elles varient…

Sur la mélodie, il arrive à chacun de se laisser aller, en symbiose avec les accords et le rythme. Les paroles, l’ensemble, l’esprit, l’énergie. La cacophonie aussi. On se met à chanter, invariablement. En public ou pas, il faut que ça sorte. La métamorphose s’effectue automatiquement. C’est une forme de régression, je crois. Je chante et je siffle, parfois, dans les moments les plus importuns. Loin d’être le fruit de ma volonté consciente – ou du moins, je suis consciemment subjugué par une nécessité d’agir relevant de mon subconscient (ou, pour ne pas référer aussi directement à la psycho-pop, d’une certaine partie inconsciente de mon être) – cela s’est transformé en automatisme. Belle chose que la socialisation, quand elle évite de discuter mélodie. Et vous, êtes-vous mélodiaque?



On s’invente toujours à chanter. En fait, l’art, lorsqu’il n’est pas occupé à se préserver, à se reproduire, à se conserver, à se montrer, à démontrer, à impressionner, à s’augmenter, à s’enrichir ou à se faire analyser, est aussi, en quelque sorte, un acte qui s’invente. Ce qui est drôle – ou moins drôle, effectivement – c’est que l’art semble figé. Si c’est bien son propre que de figer des airs, des images et des impressions dans le temps, il faudrait qu’en dehors de ceux-ci il évolue.

On dirait que les médiums de la création ont tous été « découverts », au fil du temps. Sans prétendre qu’il faille postuler un éternel recommencement – contrairement aux prétentions de la liquide modernité – je note simplement qu’après le cinéma, dans toute sa virtuosité, plus rien n’est venu nous surprendre. Plus rien. Il est temps de changer d’ère, peut-être. Mais dites-moi, quand on vit dans l’après-modernité depuis déjà trente ans, que peut-on espérer de la suite des choses?

Enfin. Il vaut mieux passer aux choses sérieuses, avant qu’il ne soit trop tard.

Trop tard, c’est un peu un leitmotiv pour moi. En fait, en l’affirmant, je réalise que nous y sommes presque. C’est-à-dire avant que vous ne cessiez de lire…

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